La République Centrafricaine est un État d’une superficie de 623.000 km2 et d’une population d’environ 4.000.000 d’habitants, situé au centre géographique du continent africain. La borne localisant le « centre de l’Afrique » se trouve au centre du pays. Le pays a donc quelque légitimité à se désigner par son nom en langue nationale : Bêafrica, le « cœur » de l’Afrique. Le pays jouit d’un climat tropical humide dans sa partie Sud tandis que le climat devient soudano-sahélien en progressant vers le Nord. Avec une soixantaine de langues et dialectes, relevant de quatre groupes linguistiques inégalement représentés (Bantou, Oubanguien, Adamaoua et Nilo-saharien), le pays possède une grande diversité de cultures. L’ensemble ethnoculturel le plus important est constitué par le groupe « Oubanguien » qui comprend les langues Banda, Gbaya, Mandja, Zande, Nzakara, et Ngbandi. La langue nationale, le Sango, assure à ce pays une unité de communication et de référence culturelle d’importance croissante dans le contexte de la modernité.
Cette diversité s’explique à la fois par la multiplicité des milieux favorisant les processus d’individualisation culturelle, par l’histoire du peuplement et des migrations, par la complexité historique de cette région. Les mouvements démographiques des deux derniers siècles sont marqués par les déplacements de populations dus à l’ampleur de la traite esclavagiste orientale (jusqu’en 1890) puis de la violence du régime concessionnaire (jusqu’en 1930), les transferts de populations dus aux contraintes de la colonisation puis du développement rural, enfin l’accroissement très rapide de la population de Bangui depuis l’indépendance. Les expressions esthétiques qui font l’objet du présent rapport donnent accès à cette diversité culturelle et identitaire en mettant en évidence la complexité des relations qui se sont déployées entre les cultures centrafricaines, du fait de l’ampleur des échanges et des diffusions, dans un contexte national désormais reconnu et sédimenté.
Critique des notions d’ethnie et de primitivité dans le domaine de l’art et de l’esthétique
La répartition ensembles ethnoculturels centrafricains doit être synthétiquement présentée en raison des renvois qui y seront faits dans ce rapport (carte 1 ci-dessous). Nous préférons le terme d’ensemble ethnoculturel à celui d’ethnie afin de ne pas postuler l’existence de groupes clos ou séparés, présentant des caractères et des traits figés ou typifiés. Cette étude s’écarte des stéréotypes ethniques généralement mis en œuvre par les littératures journalistiques et touristiques. Commençons en précisant le cadre épistémologique que nous adoptons pour l’analyse de l’identité.
L’identité étant un système de références multiples, hiérarchisées et articulées. L’enjeu de l’identité est l’insertion sociale, c'est-à-dire celle des individus dans des ensembles collectifs. L’ethnicité n’est pas récusée mais elle n’est pas une forme singulière et autonome de l’identité. Pour l’anthropologie actuelle, l’ethnicité ne peut être considérée comme une donnée immédiate de certaines cultures ou de types culturels. En dépit de l’imaginaire qu’elle déclenche, l’ethnicité n’opère ni sur le mode continu de la longue durée ni sur le mode cyclique des « retours » et des recommencements. L’ethnicité n’est que l’une des formes que peut revêtir l’identité collective et individuelle, toujours et nécessairement en relation avec d’autres formes d’identités non moins déterminantes : les identités lignagères, familiales, professionnelles, religieuses, locales, régionales et bien évidemment, nationales. Dans le cadre de cette étude, en partant de diverses expressions esthétiques, c’est à cette définition plurale et hiérarchisée de l’identité qu’il sera fait référence chaque fois qu’il faudra indiquer par nécessité d’identification et de localisation un terme d’ethnie afin de situer un objet, une danse ou un met culinaire.
Les ensembles ethnoculturels centrafricains
Carte 1 : Les principaux ensembles ethnoculturels centrafricains (d’après Vennetier, 1984)
En ouverture de ce travail, nous prenons donc le parti de situer dans l’espace et dans le temps les aires et les ensembles culturels ainsi que les dénominations et les références dont se servent les centrafricains dans leur vie quotidienne pour désigner les éléments pertinents de ce qu’ils considèrent comme leurs traditions esthétiques. Comme nous venons de le préciser, les termes que nous allons utiliser sont parfois de simples commodités de désignation et sont d’usages variables selon les contextes d’usages et de références contemporains.
Les présumés Bantou (Mbimu, Ngundi, Pandé, Bangandu) occupent le Sud-Ouest du pays au contact des Pygmées Aka. Les Ngbaka (surtout installés au Congo RDC) sont aussi établis dans cette région méridionale entre la Lobaye et la capitale, Bangui.
L’aire ethnoculturelle Banda est, en superficie, la plus vaste du pays. Au XIXème siècle, des groupes Banda originaires du Nord-Est du pays et du Darfour au Soudan a été progressivement déplacés par les razzias esclavagistes vers le centre et le Sud de la Centrafrique. Les sous-groupes Banda sont aujourd’hui nombreux et dispersés.
Carte n°2 : Ensembles ethnoculturels Banda (Carte Cloarec-Heiss)
Les Gbaya, occupants de l’Ouest du pays, constituent l’ensemble le plus important numériquement. Cet ensemble est d’une importante diversité ethnolinguistique avec les Gbaya proprement dits, les Kara, Kaka, Byianda, Bokara, Gbeya et plusieurs groupes apparentés. La configuration actuelle de l’aire culturelle Gbaya est le produit de plusieurs phases de peuplement (autochtonisation ancienne dans la région de Bouar) et de migration de plusieurs région : l’Adamoua au Nord du Cameroun, le Nord de la Centrafrique ainsi que probablement du Tchad et du Soudan, au cours du XIXème siècle.
Les Mandza, de présence probablement très ancienne en Centrafrique, occupent une zone intermédiaire entre les Gbaya et les Banda dans le centre du pays. Les Ndris (ou Ndres) qui étaient, avec les Ngbaka Mabo et les Gbanziri plus récemment arrivés, les occupants de la zone de Bangui à l’époque des premiers contacts avec les européens (Villien, Soumille, Vidal, 1990 ; Mbério, Vidal, 1992).
Carte n° 3 : Ensembles ethnoculturels Gbaya, Mandja & Ngbaka (carte Monino)
Les Nzakara et les Zande occupent le Sud-Est du pays dans la zone de confluence des rivières Mbomou et Uélé avec l’Oubangui. Ils ont formé des royaumes (aussi désignés du terme de « sultanats ») qui conservèrent une puissance et un rayonnement jusqu’à la colonisation.
Carte n°4 : Ensembles Zande, Nzakara & Ngbandi /Yakoma (carte laboratoire LLacan)
L’ensemble Ngbandi dont le principal groupe centrafricain est constitué par les Yakoma est un ensemble de populations qui pratiquent les activités fluviales (transport et pêche notamment) et commerciales tout le long de l’Oubangui. Il est composé des Sango et des Yakoma, subdivisés en Dendi et Bangi.
Dans le Nord et le Nord-Ouest du pays, les groupes Sara, Mboum, Kaba etc. sont des populations d’agriculteurs soudaniens fortement territorialisés. Au Nord, le pays comprend plusieurs populations à faible envergure démographique pour des raisons historiques diverses : razzias esclavagistes, déplacements forcés, fuites et absorption par les ethnies majoritaires. Il s’agit des Rounga, Goula, Kara ainsi que de groupes que certains spécialistes qualifient de « résiduels » comme les Kreich et les Luthos.
Carte n° 5 : Ensembles Sara, Kaba, Luto, Gula du Nord de la Centrafrique et des pays voisins
Legs de la colonisation, la définition territoriale et certaines frontières centrafricaines ne tiennent pas compte de la répartition des aires culturelles, de sorte que plusieurs populations présentes dans le pays le sont aussi dans les pays voisins. Ainsi que le montrent les cartes ci-dessus, tel est le cas des Gbaya qui sont aussi présents au Cameroun, des Ngbaka ou des Ngbandi en République Démocratique du Congo, des Zande au Soudan, des Sara au Tchad, pour ne retenir que ces quelques exemples. Les traits et caractères culturels des groupes de populations centrafricains ne peuvent bien évidemment être isolés de ceux des populations qui peuplent les régions frontalières. La démonstration en est faite aussi bien à travers les objets que par les danses et les faits culinaires. Certaines danses que l’on classe dans l’ensemble très large des danses labi sont connues des sociétés camerounaises, certains mets culinaires en « bâtons » de manioc appelés mângbere en lanque sango ou kpete en langue gbaya, sont aussi identifiés par le terme tchikwang (ki.kwanga) en reprenant le terme songola du Congo connaissent une extension à la plus grande partie de l’Afrique centrale, certains objets des statuaires Zande et Ngbaka que notre étude prend en compte existent aussi dans les deux Congo. Loin de gêner notre programme de recherche de terrain, cette réalité liminaire nous a conduit à affiner notre programme en le concentrant sur les variables et les modalités d’identification et de patrimonialisation spécifiques des espaces culturels centrafricains.
Diversités et convergences culturelles
La diversité culturelle constitue l’un des fondements de la construction de l’identité nationale en Centrafrique. L’émergence de la langue Sango en tant que langue véhiculaire durant la période coloniale, puis comme langue nationale depuis l’indépendance est une ressource de communication entre les groupes de culture différente. Pour la construction de l’identité centrafricaine, l’autre phénomène objectivement important d’homogénéisation est le développement de la capital, Bangui, et d’une culture urbaine moderne. Pour les jeunes générations actuelles, l’identité se définit de moins en moins par rapport aux régions d’origine avec lesquelles les attaches sont parfois rompues. Par contre, chaque centrafricain se reconnaît des affinités ethniques parfois plurales à travers les danses traditionnelles, les préparations culinaires et des objets emblématiques. Ces objets et comportements identitaires qui relèvent essentiellement du domaine de l’esthétique fournissent des références pertinentes consistantes reconstruites dans un contexte de plus en plus cosmopolite. L’histoire actuelle de la République Centrafricaine, avec la dernière décennie de crises et de graves difficultés économiques, s’exprime par une forte aspiration d’identité commune s’appuyant sur une multiplicité de références, plutôt que d’appartenances.
La répartition des ensembles culturels permet de considérer la République Centrafricaine comme l’un des espaces « carrefours » (P. Kalck, 1974 :22 ; C. Prioul, 1981) les plus importants de l’Afrique centrale. Nous entendons par là un espace dans lequel les processus de peuplement, de migration et d’échange ont été d’une grande intensité à diverses périodes, en particulier au XIXème siècle. C’est aussi un espace dans lequel ont circulé les idées, les savoirs et les objets. Le résultat est un phénomène caractéristique de « chaînes » de sociétés et de cultures, selon la définition générale qu’en donne J.L. Amselle (1985 : 34). Une chaîne de société est un ensemble articulé d’espaces en interaction : « espaces d’échanges », « espaces étatiques, politiques et guerriers », « espaces linguistiques », « espaces culturels et religieux » qui ont structuré les formations sociales et politiques jusqu’à la mainmise coloniale et dont subistent les traces dans les identités contemporaines.
Les expressions de « chaîne » et de « carrefour » que nous reprenons ici désignent les processus de superposition de couches de peuplement et de cultures qui ont suscité des convergences de thèmes esthétiques et artistiques entre les groupes de populations. Entre les hautes-terres du Cameroun et la région des Grands-Lacs, la Centrafrique constitue un arc de peuplement le long duquel les hommes et leurs productions n’ont cessé de circuler parfois à la recherche de territoires plus propices à leurs activités de chasse ou d’agriculture, parfois par la nécessité de chercher refuge dans des terres pacifiques et d’échapper aux guerres et aux razzias. parfois pour négocier leurs surplus de productions spécialisées dont la valeur esthétique étaient aussi importante que la valeur technique. Ainsi en était-il du commerce des armes et des couteaux de jet tout le long du fleuve Oubangui, production et commerce qui faisaient la réputation des sociétés riveraines. Ces circulations humaines semblent s’être intensifiée au cours du XIXème siècle, du fait de la situation intermédiaire de cette région entre les deux grands réseaux commerciaux du bassin du Congo tourné vers l’Atlantique au Sud et, à l’Est, celui du Soudan tourné vers le monde Arabe et l’Océan indien (D. Zigba, 1995).
Ces dynamiques d’échanges posent d’importantes questions pour le programme d’étude des faits esthétiques et artistiques dans l’aire culturelle centrafricaine. Certains faits suggèrent des hypothèses de parenté esthétique entre les ensembles culturels centrafricains, d’autres avec des ensembles du Cameroun oriental ou septentrional, du Nord de la République démocratique du Congo voire de la région des Grands lacs. Mais qu’entend-on pas parenté esthétique ? Quels en sont les éléments révélateurs et probants ? S’agit-il de traits stylistiques transplantés ? Mais par qui ? Et dans quel sens se sont effectués la circulation et la transmission ? Où se trouvent centre(s) et périphérie(s) de ces diffusions ? Existe-t-il des « centres de style » organisés en réseaux selon l’hypothèse développée par Louis Perrois sur les arts plastiques des grassfields du Cameroun ? Dans les cas de parentés avérées, que signifie les formes de convergence ou de variabilité ? Sans verser dans la quête illusoire des origines presque toujours conjecturales et en nous limitant aux faits vérifiés empiriquement par des données d’enquête, nous nous demanderons où se situent les foyers d’invention. Comment se sont ensuite ’effectué les diffusions et les échanges ? A partir de l’identification stylistique qui est le fondement méthodologique d’études des faits esthétiques et artistiques, les rapports entre styles et identités se trouvent sans cesse interrogés à partir des emprunts, des échanges et des processus d’appropriation qu’ils suscitent transcendant les frontières des ethnies et des Etats. Pour répondre à ces questions, des recherches coordonnées doivent être menées en anthropologie, en histoire de l’art et en histoire.
Du point de vue des faits esthétiques et artistiques dans les domaines des objets, des danses et des arts culinaires, le « carrefour » culturel centrafricain doit-il être considéré comme un centre ou comme une périphérie ? Retenant l’hypothèse de la centralité, nous nous écarterons de l’image ethnocentrique, souvent assignée à la Centrafrique, de la dernière « tache blanche » de la géographie de l’Afrique (connue des explorateurs). L’intérêt des objets et des faits d’expression esthétique centrafricaine ne saurait être mis en relation avec le caractère tardif de leur découverte par l’exploration coloniale, au risque de retomber dans le schéma primordialiste que nous avons critiqué et écarté. Nous posons comme hypothèse que la centralité centrafricaine est un objet pertinent de recherche à construire et à développer. Nous l’abordons modestement dans le cadre de cette étude sous l’angle des expressions esthétiques. Mais ce ne sera pas le seul axe de réflexion adopté. Il convient maintenant de préciser et d’expliciter les choix théoriques et méthodologiques qui président à cette entreprise de recherche.
La notion d’ethnie a été adoptée durant la période coloniale car avec sa définition territoriale, linguistique et politique, elle fournissait un cadre d’identification et d’administration des sociétés et des populations colonisées. La révision anthropologique de la notion d’ethnie a connu deux moments majeurs avec les ouvrages de F. Barth, ed., 1969, Ethnic Groups and Boudaries, Boston et de J.L. Amselle & E. Mbokolo, ed. (1985) Au cœur de l’ethnie – Ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, Ed. de la Découverte